• Côte irlandaise
  • Feuilles d'un carnet
  • Sans titre
  • Deux barques sur le Laos
  • La femme pirate
  • Atelier intergénérationnel EHPAD de Guilers- Ecole Pauline Kergomard

Septembre 2023

J'anime des formations à l'écrit, des ateliers d'écriture. 06 15 07 41 66. Je vous invite à lire mes textes après les images de mon exposition estivale. De nouveaux textes à venir en octobre. L'automne, qui n'a pas mis deux jours à arriver, est propice à l'écriture - mais à d'autres plaisirs aussi.

monique.ferechc@gmail.com.

Exposition à Fouesnant été 2023

Vendredi 22 Septembre 2023

A la fin de cet été 2023, le Penty de la chapelle st Sébastien, à Mousterlin (Fouesnant) a accueilli mes peintures aux côtés de celles d'un ami de longue date, Michel Inizan, de Landerneau. Durant une semaine, nous avons fait de belles rencontres et eu de fertiles échanges avec les visiteurs. C'est stimulant d'exposer ainsi, de se frotter au regard d'autrui. Cela aide à mieux voir. Et donc peut-être à mieux créer.

Le poète / La toile

Vendredi 30 Juin 2023

Le poète

Quand le poète soulève la paupière du monde, il le voit tout entier. Il touche le ciel et soutient sa condition d'humain dans la boue. Quand il écrit, ses points sont des étoiles, ses « a » des trous noirs, ses « r » des félins bleus. Il rêve grand, dans un petit costume. La pie qu'il voit voler dans son jardin est la même que le peintre japonais devine le matin au-dessus du prunier. Il est l'écorce de l'arbre et la chouette qui s'y camoufle. Traversé par des "morceaux de langage inexpliqués", il ouvre les bouches éteintes et souffle sur les braises des mondes morts. Porte-voix de l'invisible, il lit entre les lignes et connaît les alphabets de l'ombre. Il habite le doute et ouvre sa porte quand le mystère frappe. Il entend les oiseaux qui se taisent - Les entendez-vous ? Dans un petit costume où l'âme cogne, il rêve grand. Inconsolable.

Choses de personne

Ma toile ne manque pas de sel. Quelques-uns de mes aïeux tissaient la toile de lin ou de chanvre à Locronan (1). On peut supposer que cette toile dont on faisait des voiles a navigué. J'aime à penser que mon sang est mêlé à ces eaux sillonnées par des thons frétillants, des cohortes de cabillauds longs comme le bras, costauds comme des marmules, et, la gueule ouverte, voués au sel. Cette toile servait peut-être aussi à fabriquer des hamacs, sans doute moins destinés à la sieste qu'aux nuits frugales au fond des cales où se tissaient les haines, les amitiés et les mutineries. De tout cela, nous savons peu : les ponts ont été mille fois lavés, les bordés blanchis comme des os. Qui ou quoi peut garder mémoire de ces vies ? Les flots savent dissoudre les destins, océaniser les états d'âme. Puisque nous évoquons le lin et la toile, parlons peinture. « S'il n'y avait qu'une vérité, une seule toile suffirait », disait Picasso. Tout le monde peut donc jouer sa partition. Bonne nouvelle. Et c'est toujours au petit bonheur la chance que l'on cherche. On ne sait pas quoi exactement, mais on veut donner forme à quelque chose. En tâtonnant, toujours, et sans garantie de résultat. Avec un peu de peinture, on se prête au jeu, et la vie nous propose de voir avec ses yeux. L'interprétation sera toujours provisoire car elle ne vaut que pour l'instant, le temps d'un regard, le temps de quelques battements de cils et de cœur. C'est ainsi que s'amuse la vie quand on lui prête des couleurs. Elle fait parfois surgir des mondes qui semblent dater du proto-langage, qui nous rassurent ou nous effraient, à la mesure de notre courage à assumer nos ombres. La toile, c'est aussi l'ouvrage sur le métier. A vous de croiser et de recroiser les fils, des milliers de fois, et solidement si vous voulez que ça tienne. Un travail de sédentaire impitoyable qui lassera vite les âmes nomades. Celles-ci seront d'accord avec le poète qui a écrit cette épitaphe : « prendre l'air était son métier ». Cette phrase a toujours eu sur moi un effet libérateur. Prendre l'air, humer le vent, considérer les choses de rien comme les plus précieuses - on les appelle aussi res nullius, ces choses de personne) sont donc plus que de simples options : un travail à plein temps. Mettez la toile, et plutôt deux fois qu'une, je m'en vais traverser les sept mers. Et je reviens. Peut-être.

(1) En ré-escaladant mon arbre généalogique, j'appris il y a peu, grâce à l'apport récent d'un cousin, mes liens de parenté, ignorés jusqu'alors, avec un journaliste inhumé à Douarnenez. Depuis, je comprends mieux mon appétence pour le kouign aman, que concurrencent celle pour le gâteau breton, les crêpes du pays glazik, et enfin le kig-ha-farz - ne m'en veuillez pas, j'ai un un quart de sang léonard. Personne n'est parfait.

La princesse aux pois cassés

Samedi 01 Avril 2023

Consigne :

ch'uis resté qu'un enfant
Qu'aurait grandi trop vite
Dans un monde en super plastique
J'veux retrouver Maman
Qu'elle me raconte des histoires
De Jane et de Tarzan
De princesses et de cerfs-volants
J'veux du soleil dans ma mémoire.

Mettre du soleil dans la mémoire, c'est le rôle de l'enfance. L'enfant est sur les genoux d'une mère ou d'un père aimants qui lui racontent des histoires. L'enfant rit, s'étonne, a même le droit d'avoir peur, du moment qu'il est sur ces genoux censés le préserver de l'anxiété induite par une histoire qui fait sortir de sa boîte un monstre griffu, un sorcier affreux, une trappe sans fond ou une princesse aux pois cassés. Sauf que je n'ai aucun souvenir de ce soleil-là, et donc encore moins du pouvoir de ses rayons de réchauffer mon épaule. Aucun. Si, mon oncle qui tenait ce rôle de conteur réconfortant. J'entends encore sa voix qui incarnait merveilleusement l'histoire. J'veux du soleil dans ma mémoire. Heureusement que tonton était là.

Un enfant, ça grandit vite. A peine sevré, il mue déjà et prépare son entrée à l'université. Il y a toujours dans le gynécée générationnel une voix pour mettre en garde : « ça passe vite l'enfance, il faut profiter quand ils sont petits ». On le sait bien, on le répète mécaniquement, sans mesurer l'enjeu. Nous sommes tous des enfants qui avons grandi trop vite. Le passage à l'âge adulte est un mystère. Il faut dire que la mécanique est subtile. La croissance n'a pas grand chose à voir avec un ascenseur où il suffirait d'appuyer le numéro de l'étage pour changer de niveau. Elle a ses paradoxes car tout ne croît pas au même rythme. Certains ont tout à la fois des grands pieds et un air poupin, des rêves d'adultes et des appétits d'enfants, des regards adolescents et une démarche de vieillard, des mots sages dans une bouche immature et un corps d'asperge, des genoux et des coudes écorchés avec des chemises boutonnées jusqu'au cou où commence à poindre la pomme d'Adam. Tout cela est dans l'ordre des choses. Les étapes de la vie ne s'ajustent pas au millimètre. Leurs mouvements relèvent davantage d'une subtile tectonique des plaques, qui parfois se calent, parfois glissent l'une sur l'autre, l'une sous l'autre. Il faut le temps de la mue et de ses hésitations. Et c'est bien cela la vraie vie, même si, pour rassurer tout le monde, on a inventé des rites de passage supposés clairs : permis de conduire, baccalauréat, et ma cousine, fille d'officier de marine ajouterait à la liste un collier de perles de culture, des vraies, pas en super plastique, collier qui signe la jeune femme accomplie, la princesse enfin autorisée à chercher le bon parti dans sa caste - voyez-vous sa mère compter discrètement le nombre de galons sur la manche des prétendants ?

Mais, il faut le reconnaître, certaines mères, ne sachant pas par quel bout prendre l'enfance, tirent sur les cheveux de leurs petits pour les faire grandir, les lâchant ainsi dans l'arène du monde. Elles ne le font pas exprès. Mais parfois les petits mordent le sable de l'arène. « Chui resté qu'un enfant » crie le petit gladiateur vulnérable, ajoutant un « j'veux retrouver maman ». Tarzan, l'enfant sauvage élevé par les grands singes dans la jungle africaine, a eu plus de chance. Quand ce mâle alpha, soprano de la canopée, crie « maman » avec des trémolos assourdissants qui sortent le règne animal de sa sieste équatoriale, une grosse mère gorille accourt, écrasant toute la végétation sur son passage. Lequel Tarzan, ce gamin nu devenu adulte qui préfère les lianes aux escalators, tomba un jour amoureux de Jane, la princesse qui a délaissé son cerf volant pour les peaux de bête (on peut être très bête par amour).

Laissons Jane en jupette de peau de gnou, et revenons aux enfants qui ont grandi trop vite. Leurs rêves ne sont pas forcément des rêves brisés. Ils les gardent au chaud. Ils ont ainsi des troupeaux de rêves à nourrir. S'ils les mènent jusqu'aux meilleures estives, les rêves iront loin. Et peut-être nous avec, nous qui voulons du soleil dans nos mémoires. Monique

Frontière

Mercredi 04 Janvier 2023

Frontière

Parce que l'herbe est plus verte ailleurs, l'âne saute la clôture. Il voit le monde sans carte et sans frontière, mais résiste mal à l'herbe grasse et au moelleux du pré. Je sais faire l'âne moi aussi. Au printemps, je m'habille couleur talus, - lequel sépare mon terrain du petit bois derrière chez moi -, le franchis, puis marche à pas moussus jusqu'à l'orée de ce petit bois – non sans avoir au passage bagarré avec des ronces grosses comme deux pouces – pour atteindre un massif fabuleux de jonquilles. Celui-ci forme une ligne jaune à la limite ouest de la petite forêt déserte, territoire des chevreuils couleur d'écorce, du renard, de la chouette et du blaireau fouisseur qui dénude les racines comme des fils électriques. Pour fêter le printemps, comme d'autres trinquent au passage de l'équateur, je franchis cette orée avec allégresse. De la route, je l'aperçois au loin, comme un trait en écho au flash corail de l'aube. Je cueille donc de ces fleurs. Je ne suis pas censée fouler ce bois, même si je n'y vois jamais personne, même si les jonquilles y flétrissent par centaines chaque année. Je les cueille, car la jonquille n'a qu'un temps, et que le nombre de mes printemps n'est pas illimité. Je les cueille, pour rendre hommage à leur insolente floraison, et pour entretenir ce qui relève, peut-être, des derniers feux. MF

La nuit

Lundi 24 Octobre 2022

LA NUIT

La nuit, je chevauche les aurores. La lune, qui tire les ficelles avec son sourire de Joconde est sa reine de pique. La lune est aussi le soleil des loups. Sa lumière d'étoile morte en montrera bien assez sur ces bêtes qui effacent leur ombre et retroussent leurs flancs quand ils nous sentent. Nous sommes leur plus grande terreur mais c'est à celle-ci qu'ils doivent leur survie. La différence entre eux et nous ? Avec le loup, nous avons tissé des légendes, autant de prétextes pour supprimer le sauvage en nous et tirer gloire du courage qu'il y aurait à transformer l'animal en carpette. Le loup doit son salut et son territoire immense à son sens de l'observation des animaux malades, des enfants chétifs et des tartarins. Le loup vient de plus loin que la nuit et ne perd pas son temps à tirer gloire. On le croit en Italie, il est déjà en Normandie, prêt à traverser la Manche dans une auge de pierre. Quand il enfile son costume d'invisibilité, il est la nuit même, de celles qui ne laissent aucune chance au jour, ces nuits profondes comme la forêt. A durée égale, la nuit sera de plume ou de plomb. Elle sera de plume quand les mains de l'amant courent sur la soie de votre peau - à la recherche d'une source, ou quand le sommeil ne demande rien d'autre que lui-même. Pour ce qui est du plomb fondu, ces nuits où l'espoir monte à l'échafaud, je vous les laisse. Parce que là, les poètes me sauvent : "Même la nuit, les fleurs du camélia sont rouges » -Yvon Le Men - "Il y aurait donc, dans le plus noir des noirs, de la lumière à supposer" - Guillevic. « La nuit, la mer entre dans ma chambre avec des navires » - Yannis Ritsos -. La nuit autorise l'espoir et les grandes épopées.

Comment dire l'automne

Une lueur amortie sur un jour amputé, l'automne n'est pas un été blanc mais une saison après l'autre c'est ainsi que le monde tourne et aussi mon jardin où les anémones du Japon pleurent leurs pétales sous les chênes frissonnant et lâchant leurs feuilles c'est le jeu la sève attend son heure il y a un temps pour tout pour la sève la charbon et l'odeur de la tourbe dans la nuit voit l'automne confirmé qui fait saigner rouge sang les feuilles des chênes d'Amérique.

Un château en Espagne

Jeudi 08 Septembre 2022

Les humains ont toujours bâti des châteaux. A défaut de châteaux, des utopies où l'on vivrait en paix. Les utopies c'est comme l'amour et les forteresses, ça finit souvent dans l'huile bouillante, mais ces pointes de vent qui poussent nos esquifs sont vitales. L'humain est un enfant créatif. Qui n'a bâti un château sur le sable, pour le sauver des eaux - tout en le condamnant d'avance à la submersion. Chaque marée pointe immanquablement la vanité de la mission. Car la mer toujours recommencée n'est jamais repue. Les douves sont toujours à creuser plus profond, l'enceinte à consolider sans relâche. A l'étroit dans son carré de sable, l'enfant devenu adulte continue, et son jeu devient guerre. Ne pas s'effondrer, ne pas s'enliser, tenir, défendre la place forte. Bref, gagner. D'autres préfèrent les châteaux de cartes, ces tours de passe-passe, ces édifices arrogants sans épaisseur, que la brise, dans un petit rire, jette à terre. Mais l'être humain et ses entreprises étant des défis permanents à l'équilibre du monde, on ne doit pas s'en étonner.

En Espagne ou ailleurs, Il y a des châteaux à cent chambres, mais qu'en ferais-je ? A moins de se marier, de vivre heureux et d'avoir beaucoup d'enfants, le projet ne vaut pas un peso. Les fantômes toréent la nuit dans les couloirs, rendent la vie impossible aux chauve-souris, aux cousines grincheuses et aux courants d'air. Ils font aussi grincer les volets et dérèglent les boîtes à musique. C'est irritant. Mais surtout, j'ai une bonne raison pour laquelle je n'ai pas besoin de château en Espagne. Je l'ai eu, ce château. Une chambre sous un ciel andalou caressée de jasmin, avec un amour dedans. Une tourterelle sur le toit. Et un mulet qui passait en courbant la tête la porte de la maison voisine pour rejoindre chaque soir le patio, portant son cavalier, un vieux paysan argentin sec et silencieux. Un amour dans la chambre, disais-je, qui donnait à tout ce qu'il touchait goût de paradis, faisait pousser les ailes et les murs. Cette petite maison blanche d'Andalousie était mon château. Il était dans le village de M., j'y suis allée quinze fois. Puis un jour, l'amour s'est envolé et j'ai rebâti mon château plus loin. Bâtir des châteaux en Espagne est le propre de l'homme. Cela le pose pour quelque temps. Mais il ne devrait pas succomber à l'illusion : au fond, tous les châteaux, jusqu'aux plus imposantes forteresses, sont de sable.

El Pichon

Lundi 15 Août 2022

Au bar El Pichon (*), il y a un gros pigeon dans une toute petite cage. Celle-ci est si petite que l'oiseau tourne en rond. Le bar fait face à la placette rechaulée à chaque printemps à grands coups de brosse. Des petits barreaux parallèles qui se rejoignent au sommet : c'est le royaume d'el Pichon. Pour la voir, il faut lever les yeux : une courte ficelle retient la cage verte au plafond, elle est toujours dans l'ombre, sauf les jours de grand nettoyage, quand le patron ouvre les deux battants de la porte.
Pas de trains à prendre ni de bateaux à manquer. El Pichon voyage dans sa tête. Ses rêves sont nourris des récits des voyageurs de passage. Nombreux sont les fils du village partis aux antipodes, un jour où la misère suait plus qu'à l'ordinaire sur les paillasses. Pour les retrouvailles, Pedro sert du malaga pour délier les langues. De l'Asie, El pichon connaît les musiques, les rizières prises de houle, le soleil blanc qui fait mûrir les mangues. Il n'ignore rien de l'Afrique : ses lacs, ses trains, ses villes poussière. Il a un faible pour la rudesse joyeuse des peuples des sommets tibétains. Il sait qu'en Alaska, le froid est en hiver aussi mordant que les nuées de moustiques en été. S'il vous parlait de la Patagonie, il vous raconterait la légende du Grand Patagon, il a sa petite idée là-dessus.
L'oiseau se repaît de ces témoignages. Celui d'Ulmos par exemple, le fils de Rosita. A la nouvelle de son retour, et la grand-mère avait dit sous cape en regardant les jeunes filles de la maison : « tiens, l'hiver est fini ». Le beau gaillard avait abattu des arbres en Guinée, des fûts immenses qu'il fallait acheminer vers la côte. Sur le corps d'Ulmos, des cicatrices racontaient la morsure des sangsues. Au visage, une autre, que le jeune homme préférait taire. Du fond de sa cage verte, El Pichon ne perd pas le fil de ces récits. Sa tête de pigeon a ordonné des pages entières de bagarres, de vérités toutes crues et de mensonges de la même matière. De ces récits, il pourrait faire des atlas épais comme des édredons, retracer des épopées tordues comme le liseron.

Mais aujourd'hui, El Pichon se sent le coeur vaquant. Comme un moulin inutile, il broie du vide. Les rêves et les plumes ternissent. El Pichon rêve de grand air. Ce matin, il a tenté de déployer ses ailes à travers les barreaux verts. Il s'est immobilisé, les ailes ballantes. Parce qu'aujourd'hui, il sait que toute la beauté du monde se trouve à deux pas, dans la fraîcheur de l'eau de la fontaine et la douceur de l'aube qui surprend chaque jour le jasmin. Le miroir que Pedro a accroché la veille derrière le comptoir, lui a montré la place lumineuse et vivante. Mais en lui dévoilant la simplicité du mécanisme qui ferme la cage, le même miroir l'invite à déverrouiller sa prison et quitter enfin son théâtre d'ombre. Un coup de bec, et l'oiseau roucoule bientôt au sommet de la fontaine. MF

(*). Le bar « El Pichon », et le pigeon dans sa cage minuscule ont existé dans les années 80-90 dans le village de Monda, Andalousie. Le patron s'appelait effectivement Pedro.

Le temps fait de la résistance

Dimanche 03 Juillet 2022

Le temps passe, personne n'y échappe, nul n'en réchappe. C'est dire l'importance du sujet. Le temps est un sablier qui s'écoule. A la fin, on le retourne, encore et encore. Cette illusion de mouvement perpétuel nous fait croire qu'on peut miser sans fin. Mais le jeu n'est pas infini et ce n'est pas nous qui sifflons la fin de partie. Le sable qui coule, c'est la vie qui passe. Les grains de sable sont des secondes, des minutes, des années, des décennies. Les siècles ne sont pas pour nous, mais pour les montagnes, les tortues et les vieux chênes. Il n'y a pas plus bavard qu'un vieux chêne. Il a vu les loups faire meute contre la chair fraîche, le maître de marine choisir d'une main sûre les mâts de la Boussole de monsieur de Lapérouse en 1780, vu nos aïeux manger des glands à défaut d'autre chose, puis aiguiser leurs fourches pour percer les ventres pleins. 1788, la Boussole faisait naufrage. 1789, on coupait les têtes farinées. C'est comme cela que le temps coule, et avec lui, parfois, le sang. Le temps c'est de la vie vraie. J'ai vu un insecte dans un morceau d'ambre. Il prenait la pose dans cette résine fossile depuis des dizaines de milliers d'années, pauvre damné. Le temps fige pour une vaine postérité. La bête finira, au mieux, dans une boîte étiquetée au Musée d'histoire naturelle, près de la dent, grande comme deux mains, du mégatyranodon, et puis c'est à peu près tout. Et qu'en est-il de nos souvenirs ? Sont-ils condamnés à l'ambre eux aussi ? Je pense qu'ils font de la résistance, comme les poissons qui remontent le courant. A l'allusion d'une passion, revient en trombe la vérité du feu présent, jaillit la volupté des caresses et le rappel précis de cette faim amoureuse-là. Le temps, alors, sort de l'ambre.

Le temps passe. Je peux le regarder passer comme une vache dans son champ, broutant et ruminant, me dire que je n'ai pas ma place dans le train, que le billet est trop cher, que le train ne s'arrêtera pas dans ma gare. Mais cela n'empêche pas le train d'avancer, en faisant des étincelles sur les rails et en troublant le sommeil des riverains. Le temps juge. Pèse vos frustrations et vos joies aux moues et aux rides. Attend patiemment la fin du marché pour faire ses comptes et recenser les bêtes vendues. Le temps est un comptable froid : débit, vérité des prix, la maison ne fait pas crédit. Le temps finira par voler la pomme de votre visage, la noisette de vos yeux, l'élastique de vos pas.

Mais nous pouvons opposer à ce temps-là une autre logique comptable. Aux réserves physiques qu'il se plaît à grignoter, aux rides qu'il s'emploie à creuser, il ne peut s'en prendre à la sagesse, même infime - engrangée au fil des ans et des guerres, aux progrès de l'artiste qui remet chaque matin l'ouvrage sur le métier, à la joie de l'artisan qui discipline jour après jour la feuille d'or rebelle, et de tous les autres, et nous avec, qui faisons de notre mieux. Le temps est notre allié pour faire lever la pâte, transformer le blé en herbe en blé dur, réveiller le machaon émeraude de sa vilaine chrysalide. Le temps invite chaque saison à s'accomplir avant qu'elle ne saisisse la main de la suivante. C'est riche de la saison écoulée que je tends la mienne vers celle qui advient. MF

SEIN. OUESSANT. MOLÈNE. Embarquement différé. Moutons en furie dans le bassin n° 1. Celui qui dit qu'il n'y a plus de saison est invité à venir prendre un petit jus au port quand le suroît furoie, quans la tempête tempête. La vraie, celle qui fait valser les poubelles, bataille avec l'indéfrisable de tante Yvonne, abat les arbres sans tronçonneuse. Quand l'Abeille s'tire à Ouessant, l'beau temps fout l'camp. A Brest, on sait ça dans le ventre de sa mère. Quand le vaillant remorqueur monte au front en mer d'Iroise, hache la houle menu, prêt à sortir ses grappins pour sauver femmes, enfants, hommes et navires, c'est qu'il va y avoir du sport. Le zef, dans sa splendeur, fait bouillonner l'eau verte. L'écume volatile saupoudre les quais. C'est la vie de tempête. La vie contre vents et marées. Quand j'étais petite et que j'avais peur des fantômes, je murmurais pour me rassurer "et si c'était le vent ?" Aujourd'hui, je sais que ce vent-là chasse aussi les fantômes. Je le supporte, pour cette raison, un tout petit peu plus. Et si je ne le déteste pas totalement, c'est parce que le vent a des vertus démocratiques. Allez jouer les élégants avec des vents de 130 km à l'heure. Désossés, et, de toute façon, égarés les parapluies. Docker, consul, employé de sous-préfecture, cadre A, ouvrier du port, tous, enfilent le même vêtement sans forme, au col si possible relévé, et d'une couleur indéfinie que, par commodité, nous appellerons "cache-tempête". Ailleurs, en France, où on n'a pas la chance de prendre des coups de chien en plein museau, on lui donne le nom, beaucoup moins seyant, vous en conviendrez, de "cache-poussière". L'uniforme du Brestois n'est pas le pompon rouge, mais le cache-tempête. Le Brestois est un animal amphibie. MF

D'autres textes à suivre ici, et en onglet "textes".

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