Le cirque 2.0

Lundi 27 Janvier 2025

Le cirque, c'est ma famille. Chez nous, nous grandissons en montant et démontant le chapiteau. Nous l'avons longtemps fait à l'ancienne. Les poteaux, les cordes, les estrades, le sable de l'arène centrale, c'était Fredo - mon grand frère - aidé de mes cousins. Moi, je nourrissais les zèbres, je rinçais les otaries, j'épouillais les dromadaires et je calmais les fauves. Mon préféré c'était Léo. Un tigre âgé et imprévisible. Pour tout vous dire, il avait refermé sa gueule sur le cou de tonton Ricardo un soir de première à Naples, et, depuis, tonton se méfiait. Il s'en était tiré avec deux cordes vocales pincées et des cheveux blancs. Léo était fatigué ce soir-là, il avait refermé sa gueule dans un bâillement, en fait. Ricardo avait vite repris du poil de la bête, sa cicatrice au cou et ses cheveux argent prématurés étaient sa légion d'honneur. Avant sa prestation, il faisait son tour de piste : "vous avez devant vous l'homme dont la tête a failli être dévorée par le fauve ci-devant". N'empêche, pour ne pas forcer le destin, tonton Ricardo n'avait pas refait son numéro. Le vieux tigre sautait désormais mollement à travers un cerceau de feu. C'était un peu moins impressionnant que la tête de tonton entre ses mâchoires, mais ça faisait tout de même son effet. Dans un cirque, on s'adapte. Et vous n'avez pas encore tout vu.
Mon autre oncle, Baldi, était le clown de la troupe. Je l'aimais vraiment bien parce qu'il n'était pas raisonnable. Il inventait des mots à foison, remplissait des valises de vide - qui finissaient par éclater sous la pression, arrosait des roses et des chrysanthèmes artificiels, endormait les flamands roses et se cachait derrière les réverbères. Là, les marmots hurlaient, car oncle Baldi était bien charpenté, et, réverbère ou pas, on ne voyait que lui au milieu de la piste. Il finissait par se mettre sous le tapis, et les enfants hurlaient de plus belle. La belle vie que cette vie-là. Les années passaient. Ma vocation s'était affirmée. Le dressage des fauves et des gorilles avait eu ma préférence. J'aimais leur intelligence et je comprenais en leur compagnie quelques facettes de l'âme humaine. Ingéniosité, altruisme, cruauté, espièglerie, désespoir, tout comme chez l'humain, la palette était large et s'étendait même avec le contact homme animal. L'un de mes chimpanzés laçait mes chaussures et faisait le feu dans le poêle de ma caravane. Je devais souvent limiter le nombre de bûches car il prenait un plaisir intense à faire rougir le foyer. Avec ces animaux, j'avais peu de problèmes. Les bêtes étaient bonasses. Le lien de confiance était solide, ce qui autorisait une certaine audace. Et, vous le savez, on ne fait rien collectivement sans audace et sans confiance.
Mais les gens et les temps changent, et parfois même sans nous. Avec les années, le public se mit à bouder le cirque. Non parce qu'il serait démodé, mais parce que la vie animale avait acquis sa dignité. L'expression ''je ne suis pas une bête de cirque" devait désormais être comprise dans son sens littéral. Utiliser un animal pour manger sa viande ou amuser les humains relevait aujourd'hui de la faute morale. Tout comme les zoos, les cirques voyaient les chapiteaux couver le silence. Devant la désertion du public, j'avais relâché mes animaux. Les fauves avaient retrouvé le désert de Namibie, les singes les pentes du Kilimandjaro. Je m'en étais séparé avec tristesse bien sûr. Mais l'idée qu'ils apprendraient peut-être quelques-uns de leurs tours aux gorilles - et donc donner du fil à retordre aux dos argentés à fort tempérament - ne me déplaisait pas.
Un nouvel âge en chasse toujours un autre. Et celui qui arrivait était cornaqué par un veau d'or. L'intelligence artificielle. On se prosternait devant elle, en dépit de ses approximations et des périls qui, à travers elle, nous guettaient. On y croyait à cette intelligence-là. Elle était largement entrée dans les moeurs. Elle calculait la grandeur des mondes, la profondeur des abysses et les sommets de notre ignorance, remplacaient les humains, partout, dans les cuisines, les chambres à coucher, les salons, les écoles, les chambres des vieux, les fermes. Et donc, pourquoi pas les cirques ? J'y entrevoyais mon salut. Un cirque avec des robots animaux, programmés pour bondir, éblouir, effrayer, c'était l'idée. Avec eux, j'allais faire revenir petits et grands sous le chapiteau. Je passai commande auprès d'Animbot Compagnie de trois tigres grandeur nature, d'un superbe éléphant d'Afrique, d'un lion une fois et demi plus grand qu'un spécimen vivant (échelle 1x5), de huit macaques rhésus et de trois chevaux noirs du Kolcaze. Pour le même prix, j'emportais Selvi, un robot humanoïde qui me servirait d'aide de camp. Les robots étaient des animoïdes, c'est-à -dire qu'ils avaient l'apparence de leurs modèles vivants. Le pelage des tigres était magnifique, la démarche du lion, élégante, le cri des singes, à s'y méprendre. Un bon investissement. Ces animaux avaient une durabilité exceptionnelle, chaque pièce défectueuse pouvant être remplacée. Une patte se brisait ? Il me suffisait d'en commander une autre, et Selvi se chargerait de la remplacer.
J'avais dompté des fauves, enseigné aux singes, épuisé des puits de patience pour adoucir l'humeur des animaux les plus rétifs. La préparation des robanimaux serait une formalité. Si j'avais bien lu le manuel d'utilisation, ils obéissaient à la voix et n'avaient pas besoin d'apprentissage. Ils étaient fabriqués pour obéir, ils étaient pré-dressés en quelque sorte. Je pourrai donc me concentrer sur la beauté des tours à imaginer. Le maniement de animoïdes était un jeu d'enfant. Mets toi debout, saute, monte sur le dos de l'éléphant, va sur l'épaule du troisième monsieur, celui à la veste bleue, etc. C'était sans surprise. Au doigt et à l'œil ça marchait. Le côté animoïde plaisait au public. Après le spectacle, il venait caresser le poil des animaux plus vrais que nature.
La belle machinerie, qui avait fini par faire notre fortune, n'allait pas tarder à se dérégler. Un dimanche, le lion refusa de monter sur sa sellette. Le lundi, les singes avaient entrepris de monter sur le chapiteau pour le démonter. Plus grave, le mercredi, un tigre lacéra le sac d'une dame au dernier rang et lui avait arraché la moitié de la main. Il avait fondu si vite sur elle que je n'avais pas pu l'arrêter. Ça devenait sérieux. J'avais beau lire les notices d'utilisation, je ne trouvais pas l'explication de ces comportements non conformes. Ces robots animoïdes ne sont pas agressifs, l'humain garde le contrôle, en tant que propriétaire, disait même la page 134 du manuel. Cette génération de robots animoïdes est la première de la série de robotique autonome développée par l'Animbot Compagnie. Elle est dotée de grandes qualités adaptatives et, de ce fait, nécessite quelques précautions (*). Je crois que j'avais négligé le (*) à la première lecture, j'y retournai donc, et je lus ceci : ''ces nouveaux robots possèdent une forme d'initiative, une perception du monde et des capacités d'agir sur ce monde. Ils résistent aux usages que les humains en font, et génèrent des frictions avec lesquelles il faut négocier. Cette immersion produit des affects comparables à ceux que nous éprouvons pour des animaux imprévisibles qui font irruption dans nos vies quotidiennes - agacement ou attachement''. Il me semblait que je venais de comprendre ceci : ''la vie n'est donc pas affaire de biologie. Est vivant tout ce qui affecte les trajectoires d'autres vivants. Les robots animoïdes ont une forme de vitalité imprévisible qui justifie quelques précautions''. Le lendemain, je décidai de me débarrasser de ces machines. J'entrepris de les rassembler pour les charger dans mes deux camions. Je ne pus sortir de ma maison. L'éléphant bloquait la porte, et les singes avaient cassé ma voiture. Passer un coup de fil ? Mon téléphone avait disparu et Selvi ne répondait plus à mes cris. J'étais sûr d'une seule chose : j'étais dans de sales draps.

NB. Toutes les phrases entre guillemets après le (*) sont extraites de l'article de Philosophie magazine de décembre 2024 : ''Trump et son chien robot''. Dans le jardin du président où évolue ce chien de garde, il est écrit sur chacune des quatre pattes : ''do not pet''. Ne pas caresser. Monique Férec

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