JANVIER 2025 / LE CIRQUE 2.0
Le cirque, c'est ma famille. Chez nous, nous grandissons en montant et démontant le chapiteau. Nous l'avons longtemps fait à l'ancienne. Les poteaux, les cordes, les estrades, le sable de l'arène centrale, c'était Fredo - mon grand frère - aidé de mes cousins. Moi, je nourrissais les zèbres, je rinçais les otaries, j'épouillais les dromadaires et je calmais les fauves. Mon préféré c'était Léo. Un tigre âgé et imprévisible. Pour tout vous dire, il avait refermé sa gueule sur le cou de tonton Ricardo un soir de première à Naples, et, depuis, tonton se méfiait. Il s'en était tiré avec deux cordes vocales pincées et des cheveux blancs. Léo était fatigué ce soir-là, il avait refermé sa gueule dans un bâillement, en fait. Ricardo avait vite repris du poil de la bête, sa cicatrice au cou et ses cheveux argent prématurés étaient sa légion d'honneur. Avant sa prestation, il faisait son tour de piste : "vous avez devant vous l'homme dont la tête a failli être dévorée par le fauve ci-devant". N'empêche, pour ne pas forcer le destin, tonton Ricardo n'avait pas refait son numéro. Le vieux tigre sautait désormais mollement à travers un cerceau de feu. C'était un peu moins impressionnant que la tête de tonton entre ses mâchoires, mais ça faisait tout de même son effet. Dans un cirque, on s'adapte. Et vous n'avez pas encore tout vu.
Mon autre oncle, Baldi, était le clown de la troupe. Je l'aimais vraiment bien parce qu'il n'était pas raisonnable. Il inventait des mots à foison, remplissait des valises de vide - qui finissaient par éclater sous la pression, arrosait des roses et des chrysanthèmes artificiels, endormait les flamands roses et se cachait derrière les réverbères. Là, les marmots hurlaient, car oncle Baldi était bien charpenté, et, réverbère ou pas, on ne voyait que lui au milieu de la piste. Il finissait par se mettre sous le tapis, et les enfants hurlaient de plus belle. La belle vie que cette vie-là. Les années passaient. Ma vocation s'était affirmée. Le dressage des fauves et des gorilles avait eu ma préférence. J'aimais leur intelligence et je comprenais en leur compagnie quelques facettes de l'âme humaine. Ingéniosité, altruisme, cruauté, espièglerie, désespoir, tout comme chez l'humain, la palette était large et s'étendait même avec le contact homme animal. L'un de mes chimpanzés laçait mes chaussures et faisait le feu dans le poêle de ma caravane. Je devais souvent limiter le nombre de bûches car il prenait un plaisir intense à faire rougir le foyer. Avec ces animaux, j'avais peu de problèmes. Les bêtes étaient bonasses. Le lien de confiance était solide, ce qui autorisait une certaine audace. Et, vous le savez, on ne fait rien collectivement sans audace et sans confiance.
Mais les gens et les temps changent, et parfois même sans nous. Avec les années, le public se mit à bouder le cirque. Non parce qu'il serait démodé, mais parce que la vie animale avait acquis sa dignité. L'expression ''je ne suis pas une bête de cirque" devait désormais être comprise dans son sens littéral. Utiliser un animal pour manger sa viande ou amuser les humains relevait aujourd'hui de la faute morale. Tout comme les zoos, les cirques voyaient les chapiteaux couver le silence. Devant la désertion du public, j'avais relâché mes animaux. Les fauves avaient retrouvé le désert de Namibie, les singes les pentes du Kilimandjaro. Je m'en étais séparé avec tristesse bien sûr. Mais l'idée qu'ils apprendraient peut-être quelques-uns de leurs tours aux gorilles - et donc donner du fil à retordre aux dos argentés à fort tempérament - ne me déplaisait pas. Un nouvel âge en chasse toujours un autre. Et celui qui arrivait était cornaqué par un veau d'or. L'intelligence artificielle. On se prosternait devant elle, en dépit de ses approximations et des périls qui, à travers elle, nous guettaient. On y croyait à cette intelligence-là. Elle était largement entrée dans les moeurs. Elle calculait la grandeur des mondes, la profondeur des abysses et les sommets de notre ignorance, remplacaient les humains, partout, dans les cuisines, les chambres à coucher, les salons, les écoles, les chambres des vieux, les fermes. Et donc, pourquoi pas les cirques ? J'y entrevoyais mon salut. Un cirque avec des robots animaux, programmés pour bondir, éblouir, effrayer, c'était l'idée. Avec eux, j'allais faire revenir petits et grands sous le chapiteau. Je passai commande auprès d'Animbot Compagnie de trois tigres grandeur nature, d'un superbe éléphant d'Afrique, d'un lion une fois et demi plus grand qu'un spécimen vivant (échelle 1 x 5), de huit macaques rhésus et de trois chevaux noirs du Kolcaze. Pour le même prix, j'emportais Selvi, un robot humanoïde qui me servirait d'aide de camp. Les robots étaient des animoïdes, c'est-à -dire qu'ils avaient l'apparence de leurs modèles vivants. Le pelage des tigres était magnifique, la démarche du lion, élégante, le cri des singes, à s'y méprendre. Un bon investissement. Ces animaux avaient une durabilité exceptionnelle, chaque pièce défectueuse pouvant être remplacée. Une patte se brisait ? Il me suffisait d'en commander une autre, et Selvi se chargerait de la remplacer.
J'avais dompté des fauves, enseigné aux singes, épuisé des puits de patience pour adoucir l'humeur des animaux les plus rétifs. La préparation des robanimaux serait une formalité. Si j'avais bien lu le manuel d'utilisation, ils obéissaient à la voix et n'avaient pas besoin d'apprentissage. Ils étaient fabriqués pour obéir, ils étaient pré-dressés en quelque sorte. Je pourrai donc me concentrer sur la beauté des tours à imaginer. Le maniement de animoïdes était un jeu d'enfant. Mets toi debout, saute, monte sur le dos de l'éléphant, va sur l'épaule du troisième monsieur, celui à la veste bleue, etc. C'était sans surprise. Au doigt et à l'oeil ça marchait. Le côté animoïde plaisait au public. Après le spectacle, il venait caresser le poil des animaux plus vrais que nature.
La belle machinerie, qui avait fini par faire notre fortune, n'allait pas tarder à se dérégler. Un dimanche, le lion refusa de monter sur sa sellette. Le lundi, les singes avaient entrepris de monter sur le chapiteau pour le démonter. Plus grave, le mercredi, un tigre lacéra le sac d'une dame au dernier rang et lui avait arraché la moitié de la main. Il avait fondu si vite sur elle que je n'avais pas pu l'arrêter. Cela devenait sérieux. J'avais beau lire les notices d'utilisation, je ne trouvais pas l'explication de ces comportements non conformes. Ces robots animoïdes ne sont pas agressifs, l'humain garde le contrôle, en tant que propriétaire, disait même la page 134 du manuel. Cette génération de robots animoïdes est la première de la série de robotique autonome développée par l'Animbot Compagnie. Elle est dotée de grandes qualités adaptatives et, de ce fait, nécessite quelques précautions (*).
Je crois que j'avais négligé le (*) à la première lecture, j'y retournai donc et lus ceci : ''ces nouveaux robots possèdent une forme d'initiative, une perception du monde et des capacités d'agir sur ce monde. Ils résistent aux usages que les humains en font, et génèrent des frictions avec lesquelles il faut négocier. Cette immersion produit des affects comparables à ceux que nous éprouvons pour des animaux imprévisibles qui font irruption dans nos vies quotidiennes - agacement ou attachement''. Il me semblait que je venais de comprendre ceci : ''la vie n'est donc pas affaire de biologie. Est vivant tout ce qui affecte les trajectoires d'autres vivants. Les robots animoïdes ont une forme de vitalité imprévisible qui justifie quelques précautions''. Le lendemain, je décidai de me débarrasser de ces machines. J'entrepris de les rassembler pour les charger dans mes deux camions. Je ne pus sortir de ma maison. L'éléphant bloquait la porte, et les singes avaient cassé ma voiture. Passer un coup de fil ? Mon téléphone avait disparu et Selvi ne répondait plus à mes cris. Je n'étais sûr que d'une seule chose : j'étais dans de sales draps. MF
NB. Toutes les phrases entre guillemets après le (*) sont extraites de l'article de Philosophie magazine de décembre 2024 : ''Trump et son chien robot''. Dans le jardin du président où évolue ce chien de garde, il est écrit sur chacune des quatre pattes : ''do not pet''. Ne pas caresser.
LA NUIT
La nuit, je chevauche les aurores. La lune qui tire les ficelles avec son sourire de Joconde, est sa reine de pique. La lune est aussi le soleil des loups. Sa lumière d'étoile morte en montrera bien assez sur ces bêtes qui effacent leur ombre et retroussent leurs flancs quand ils nous sentent. Nous sommes leur plus grande terreur mais c'est à celle-ci qu'ils doivent leur survie. La différence entre eux et nous ? Avec le loup, nous avons tissé des légendes, autant de prétextes pour supprimer le sauvage en nous, et tirer gloire du courage qu'il y aurait à transformer l'animal en carpette. Le loup doit son salut et son territoire immense à son sens de l'observation des animaux malades, des enfants chétifs et des tartarins. Le loup vient de plus loin que la nuit et ne perd pas son temps à tirer gloire. On le croit en Italie, il est déjà en Normandie, prêt à traverser la Manche dans une auge de pierre. Quand il enfile son costume d'invisibilité, il est la nuit même, de celles qui ne laissent aucune chance au jour, des ces nuits profondes comme la forêt. A durée égale, la nuit sera de plume ou de plomb. De plume quand les mains de l'amant courent sur la soie de votre peau - à la recherche d 'une source, ou quand le sommeil ne demande rien d'autre que lui-même. Quand au plomb fondu, ces nuits où l'espoir monte à l'échafaud, je vous les laisse. Parce que là, les poètes me sauvent. "Même la nuit, les fleurs du camélia sont rouges" - Yvon Le Men. "Il y aurait donc, dans le plus noir des noirs de la lumière à supposer" - Guillevic. "La nuit, la mer entre dans ma chambre avec des navires" - Yannis Ritsos. La nuit autorise l'espoir et les grandes épopées.
UN CHÂTEAU EN ESPAGNE
Les hommes ont toujours bâti des châteaux. A défaut de châteaux, des utopies où l'on vivrait en paix. Les utopies c'est comme l'amour et les forteresses, ça finit souvent dans l'huile bouillante, mais ces pointes de vent qui poussent nos esquifs sont vitales. L'humain est un enfant créatif. Qui n'a bâti un château sur le sable, pour le sauver des eaux - tout en le condamnant d'avance à la submersion. Chaque marée pointe immanquablement la vanité de la mission. Car la mer toujours recommencée n'est jamais repue. Les douves sont toujours à creuser plus profond, l'enceinte à consolider sans relâche. A l'étroit dans son carré de sable, l'enfant devenu adulte continue, et son jeu devient guerre. Ne pas s'effondrer, ne pas s'enliser, tenir, défendre la place forte. Bref, gagner. D'autres préfèrent les châteaux de cartes, ces tours de passe-passe, ces édifices arrogants et sans épaisseur, que la brise, dans un petit rire, aime à jeter à terre. Mais l'être humain et ses entreprises étant des défis permanents à l'équilibre du monde, on ne doit donc pas s'en étonner.
En Espagne ou ailleurs, Il y a des châteaux à cent chambres, mais qu'en ferais-je ? A moins de se marier, de vivre heureux et d'avoir beaucoup d'enfants, le projet ne vaut pas un peso. Les fantômes toréent la nuit dans les couloirs, rendent la vie impossible aux chauve-souris, aux cousines grincheuses et aux courants d'air. Ils font aussi grincer les volets et dérèglent les boîtes à musique. C'est irritant. Mais surtout, j'ai une bonne raison pour laquelle je n'ai pas besoin de château en Espagne. Je l'ai eu, ce château. Une chambre sous un ciel andalou caressée de jasmin, avec un amour dedans. Une tourterelle sur le toit. Et un mulet qui passait en courbant la tête la porte de la maison voisine pour rejoindre chaque soir le patio, portant son cavalier, un paysan argentin sec et silencieux. Un amour dans la chambre, disais-je, qui donnait à tout ce qu'il touchait goût de paradis, faisait pousser les ailes et les murs. Cette petite maison blanche d'Andalousie était mon château. Il était dans le village de M., j'y suis allée quinze fois. Puis un jour, l'amour s'est envolé et j'ai rebâti mon château plus loin. Bâtir des châteaux en Espagne est le propre de l'homme. Cela le pose pour quelque temps. Mais il ne devrait pas succomber à l'illusion : au fond, tous les châteaux, jusqu'aux plus imposantes forteresses, sont de sable. MF
LE TEMPS FAIT DE LA RÉSISTANCE
Le temps qui passe, personne n'y échappe, nul n'en réchappe. C'est dire l'importance du sujet. Le temps est un sablier qui s'écoule. A la fin, on le retourne, encore et encore. Cette illusion de mouvement perpétuel nous fait croire qu'on peut miser sans fin. Mais le jeu n'est pas infini et ce n'est pas nous qui sifflons la fin de partie. Je connais un collectionneur de sabliers, il n'échappera pas à sa date de péremption. Mais le sable qui coule, c'est la vie qui passe. Les grains de sable sont des secondes, des minutes, des années, des décennies. Les siècles ne sont pas pour nous, mais pour les montagnes, les tortues et les vieux chênes. Il n'y a pas plus bavard qu'un vieux chêne. Il a vu les loups faire meute contre la chair fraîche, le maître de marine choisir d'une main sûre les mâts de la Boussole de monsieur de Lapérouse en 1780, vu nos aïeux manger des glands à défaut d'autre chose, puis aiguiser leurs fourches pour percer les ventres pleins. 1788, la Boussole faisait naufrage. 1789, on coupait les têtes farinées. C'est comme cela que le temps coule, et avec lui, parfois, le sang. Le temps c'est de la vie vraie. J'ai vu un insecte dans un morceau d'ambre. Il prenait la pose dans cette résine fossile depuis des dizaines de milliers d'années, pauvre damné. Le temps fige pour une vaine postérité. La bête finira, au mieux, dans une boîte étiquetée au Musée d'histoire naturelle, près de la dent, grande comme deux mains, du mégatyranodon, et puis c'est à peu près tout. Nos souvenirs et nos passions durent-ils dans l'ambre ? Fondent-ils dans l'eau comme du sucre ? Je pense qu'ils font de la résistance, comme les poissons qui remontent le courant. A l'allusion d'une passion, rappelés au détour d'un visage entrevu, revient en trombe la vérité du feu présent, jaillit la volupté des caresses et le rappel précis de cette faim amoureuse-là. Le temps, alors, sort de l'ambre.
Le temps passe. Je peux le regarder passer comme une vache dans son champ, broutant et ruminant, me dire que je n'ai pas ma place dans le train, que le billet est trop cher, que le train ne s'arrêtera pas dans ma gare. Mais cela n'empêche pas le train d'avancer, en faisant des étincelles sur les rails et en troublant le sommeil des riverains. Le temps juge. Pèse vos frustrations et vos joies aux moues et aux rides. Attend patiemment la fin du marché pour faire ses comptes et recenser les bêtes vendues. Le temps est un comptable froid : débit, vérité des prix, la maison ne fait pas crédit. Le temps finira par voler la pomme de votre visage, la noisette de vos yeux, l'élastique de vos pas. Mais nous pouvons opposer à ce temps-là une autre logique comptable. Aux réserves physiques qu'il se plaît à grignoter, aux rides qu'il s'emploie à creuser, il ne peut s'en prendre à la sagesse, même infime - engrangée au fil des ans et des guerres, aux progrès de l'artiste qui remet chaque matin l'ouvrage sur le métier, à la joie de l'artisan qui discipline jour après jour la feuille d'or rebelle, et de tous les autres, et nous avec, qui faisons de notre mieux. Le temps est notre allié pour faire lever la pâte, transformer le blé en herbe en blé dur, réveiller le machaon émeraude de sa vilaine chrysalide. Le temps invite chaque saison à s'accomplir avant qu'elle ne saisisse la main de la suivante. C'est riche de la saison écoulée que je tends la mienne vers celle qui advient. MF
SEIN. OUESSANT. MOLÈNE. Embarquement différé. Moutons en furie dans le bassin n° 1. Celui qui dit qu'il n'y a plus de saison est invité à venir prendre un petit jus au port quand le suroît furoie, quand la tempête tempête. La vraie, celle qui fait valser les poubelles, bataille avec l'indéfrisable de tante Yvonne, abat les arbres sans tronçonneuse. Quand l'Abeille s'tire à Ouessant, l'beau temps fout l'camp. A Brest, on sait ça dans le ventre de sa mère. Quand le vaillant remorqueur monte au front en mer d'Iroise, hache la houle menu, prêt à sortir ses grappins pour sauver femmes, enfants, hommes et navires, c'est qu'il va y avoir du sport. Le zef, dans sa splendeur, fait bouillonner l'eau verte. L'écume volatile saupoudre les quais. C'est la vie de tempête. La vie contre vents et marées. Quand j'étais petite et que j'avais peur des fantômes, je murmurais pour me rassurer "et si c'était le vent ?" Aujourd'hui, je sais que ce vent-là chasse aussi les fantômes. Je le supporte, pour cette raison, un tout petit peu plus. Et si je ne le déteste pas totalement, c'est parce que le vent a des vertus démocratiques. Allez jouer les élégants avec des vents de 130 km à l'heure. Désossés, et, de toute façon, égarés les parapluies. Docker, consul, employé de sous-préfecture, cadre A, ouvrier du port, tous, enfilent le même vêtement sans forme, au col si possible relevé, et d'une couleur indéfinie que, par commodité, nous appellerons "cache-tempête". Ailleurs, en France, où on n'a pas la chance de prendre des coups de chien en plein museau, on lui donne le nom, beaucoup moins seyant, vous en conviendrez, de "cache-poussière". L'uniforme du Brestois n'est pas le pompon rouge, mais le cache-tempête. Le Brestois est un animal amphibie. MF
ILE DE SEIN, POUSSIERE D'ETOILE.
A Sein, la rose des vents a la tête qui tourne. Chaque mur a son baromètre. Flanqué, c'est selon, d'une statue de la sainte vierge. L'îlien vit avec son temps. Le beau, que l'on vient chercher pour la journée. Le mauvais aussi, qu'on ne choisit pas.
La tempête essore son linge au-dessus des têtes. Décembre. Départ de Ste Evette, Audierne, 9h. Dans le grand salon du bateau, un cercueil en chêne. Assise à côté, une heure avant l'enterrement qui videra les maisons de l'île à la fin de la matinée, la famille répète l'éloge funèbre de Marie, 83 ans, qui revient au pays pour toujours, après un purgatoire dans une résidence pour personnes âgées dans le Cap Sizun. On se laisse dire que l'océan a toujours dansé dans les yeux de cette dame au grand coeur qui aimait le grand air. Qu'elle aimait « ramasser le goémon et faire sécher son linge au vent ». Marie aura le droit aux chants bretons dans l'église. A ce propos, côté religion, Sein est ravitaillée par les recteurs du Cap. Comprenez le Cap Sizun, qui est la (presqu)'île d'en face.
Sein vit avec la mer des amours cannibales. Entre l'île et la houle, les liaisons sont dangereuses. Le combat est encore égal. Jusqu'au jour où. La question de la solidité des digues ne cesse de hanter : le château n'est pas de sable, mais le visiteur, qui prélèverait un galet en guise de souvenir, est prévenu par une affiche : « n'emportez pas nos cailloux, ce sont nos défenses ». Faites le calcul : cent vingt mille visiteurs, cent vingt mille cailloux, à ce rythme, on met l'île à nu. Pire. Voudriez-vous qu'on parle bientôt de Sein comme de la belle engloutie ? Cette poussière d'étoile - on y a trouvé des météorites, a une peur bleue de l'océan. D'un coup de balai distrait, celui-ci, un jour, pourrait bien l'envoyer promener. En 1987, pour l'ouragan, le coefficient n'était que de 25. Imaginez ce vent en pleine tempête d'équinoxe cogner sur le roc, sous les quais, cracher et écumer jusque sur les toits.
A Sein, les absents sont moins absents qu'ailleurs. D'abord, on devine entre les rochers l'ombre des vestales. Sein fut d'abord gauloise. Car il y eut Sena, déesse qui avait le pouvoir de déchaîner vagues et vents. Sa toison d'or était celle des algues. L'enchanteur Merlin y serait né, lui, l'auxiliaire d'Arthur, chevalier de la Table ronde. Pour les détails, adressez-vous aux Causeurs, les deux menhirs pétrifiés de la place de l'église. Et n'oubliez pas les Romains. C'est ici que César aurait été mis en échec, par « une poignée de diables de la mer ».
La tactique de la tortue romaine. La résille des ruelles fait barrage au vent. "C'est à cela qu'elles servent, à nous abriter », dit une îlienne, qui vous guide d'une rue à l'autre comme si elle vous faisait les honneurs de sa maison. Pour un peu, vous mettriez les patins. Et, bien sûr, vous éviterez d'attarder vos regards aux fenêtres. Courtois, vous serez comme on le sera ici avec vous. C'est la promiscuité qui veut ça. Le vent hurle ? On n'a pas peur de la tempête. L'île ferme les écoutilles. Avec ses maisons serrées comme des pilchards dans la boîte, elle fait bloc. Au sens propre et figuré. Ici, on appelle cela "la tactique de la tortue romaine". On s'abrite, sauf s'il y a des vies en jeu. Un équipage à sauver, une patrie en danger, même combat. Appel du général ou du simple marin, les gaillards sont sur le pont.
« Nous ne sommes pas coupés du monde, nous sommes même moins isolés qu'ailleurs. Sur l'île, chacun trouve ce qu'il veut bien trouver. Et on ne vient en aucun cas pour régler ses problèmes personnels. Quand c'est le cas, la greffe ne prend pas. On s'intègre bien si on est bien", dit Hervé. Small is beautiful, mais une île n'est pas forcément un paradis. Alors, retenez ceci : « ne vous mêlez pas des histoires des autres ». MF
DANS CARGO, IL Y A GO
Cargo. Le mot est massif. Le cargo est un mastodonte qui saigne l'outremer et outrepasse les océans. Le ventre tatoué de hiéroglyphes et de noms à dormir dehors. Les hommes y sont minuscules, qui radoubent les flancs granuleux à coups de pattes de mouche, les pieds dans les jets de salive rouillée des octopus. Ils grattent et transpirent sous les cris ferreux des goélands, ternes chants obsédés par une seule octave, annonciateurs de tempêtes et d'infortunes. Cargo. Le mot a de la voix, il en impose. Des cales sans fond, sautant sur des mers, je vous le jure : turquoise et violette. Le cargo aime la ligne droite mais promet des escales à celui qui préfère la terre ferme à la mer, parce qu'un tiens vaut mieux que deux tu iras. Des rats, peut-être, à bord, la phobie. Des cargaisons perdues. Des bananes antillaises, qui le croirait, mûrissant sous la main ferme des tempêtes. Les cargos doublent des caps. Comme si ceux-ci faisaient aussi la course. Fendeurs d'océans, pourfendeurs de tempêtes, Poséidon les possède. Sur un cargo, la mer est le seul langage commun parce qu'il est rare que l'on parle la même langue du fond de la cale à la passerelle. L'homme part petit pour le voyage. Car il voyage pour se mesurer. Pas sûr qu'il en revienne grandi. Mais quelque chose l'aura trouvé. Le nomade aime le cargo. Le sédentaire aussi, qui ne déteste pas voir le décor de son horizon changer. Il change bien de temps à autre, la tapisserie de son salon. Un jour, moi aussi, j'irai. « Donnez-moi une chambre sans fenêtre » dit cette voyageuse dans le cargo. Elle ne conçoit le voyage à bord que dans le noir avec une faible lampe. Rassurée d'être au placard sur la mer immense. L'obscurité, rempart contre l'infiniment trop grand. Des pas métalliques sur des escaliers qui ne sont blancs qu'à la passerelle. La mer seule lave vraiment le pont. Hauts comme des buildings, les cargos n'ont pas la visite des poissons volants. A bord, jamais de silence. Au bar, à bord, les matelots pleins à ras-bord parlent dans un anglais incertain. Les cargos n'encanailleront plus la mer d'Aral. Pas plus que le Mékong, là où la glace ne fut jamais glace sous la lune. Je pars. Sortez la sirène. Pas celle qui a des écailles, mais celle qui rugit pour vous dire : bouge de là. Dans cargo, il y a go. En avant toute. MF
CAP AU NORD
La première chose que j'ai aperçu, c'est un mur blanc et bleuté. Un iceberg, navigant entre deux eaux froides. Depuis deux jours, l'horizon était vain. Et aucun albatros ne venait frôler notre solitude. Pas grand-chose à entendre non plus, sinon le bruit mou du bateau qui s'enfonce dans la houle, d'un mou à vous donner la nausée. J'étais partie du Pirée il y a trois mois. Voici deux années que je navigue en cargo. Ce n'est pas le luxe. Une bannette, souvent humide, est mon île à bord. C'est ainsi que je parcours le monde, avec aussi des rêves et quelques sous dans les poches. Les ports du sud m'ont accueillie souvent. J'y ai coulé des jours savoureux, trinqué aux rires à venir. Mais l'idée du Grand Nord ne me quittait jamais. Quand j'ai vu, sur la main courante de la capitainerie du Pirée, le départ imminent du Maraboudjoi pour le Groenland, je n'ai pas hésité. Aujourd'hui que le port approche, et malgré ce froid suspect qui me fait penser tout à coup que le mot Groenland veut sûrement dire : le pays où on grelotte, je brûle à l'idée de voir les glaces et les nuits d'éternité. Les aussières craquantes de gel sont déroulées. Le capitaine a crié l'ordre d'accoster. Me voici sur le débarcadère blanc, l'âme nue sous les aurores constellées. MF
H COMME HAMAC
J'ai voyagé dans mon jardin. «L'inconscient ne formule pas son principe d'Archimède, il le vit. La barque oisive est un berceau reconquis ». Gaston Bachelard parlait de l'eau. Nous, c'est du hamac dont nous vous entretiendrons ce jour. Deux arbres, un rectangle de toile tissé, de la corde, deux manilles, mode de transport pour un voyage immobile.
Le voyage n'est pas géographique. Le hamac ne prend d'énergie à personne mais vous en donne. Le même philosophe disait : « l'homme est transporté parce qu'il est porté ». Le hamac, serait comme la nuit, « une matière qui vous porte ». Laissez votre corps choisir la position la plus harmonieuse. Il trouve toujours, ne vous inquiétez pas. Vous avez l'impression de vous reposer sur un nuage ? Vous y êtes. Mais votre nuage sera porteur de mauvaises vibrations, si vous ne suivez l'indice discret du chat. Pour choisir l'endroit où suspendre votre hamac, observez plusieurs jours durant où s'étend et s'étire votre félidé. Son sixième sens ne le trompe pas. Il sait où la terre lui veut du bien, l'endroit où naissent les rêves et favorise ce repos rare qui vous relie à vous-même. J'ai voyagé dans mon jardin. Et j'ai vu mes pensées prendre la forme du hamac. Gagner en souplesse après onze mois de rigueur. Quelle tension ne fonderait pas dans ce moelleux. La sieste en dit plus sur l'homme qu'il n'en sait lui-même.
DANS L'EAU, H2O, IL Y A UNE HACHE ET DEUX ZOOS
Des molécules survoltées, une bougeotte chronique. Une mémoire, trois mille tempêtes, une cascade et des larmes. Il y a Victor qui traque les vers aveugles par six mille mètres de fond, le Léviathan aux têtes repoussantes qui fantôme dans les fosses abyssales. Il y a les calamars qui tentaculent et dorment en nids de vipère. Des sirènes de tulle qui enlacent les bateaux à défaut des marins, des trésors perdus pour toujours, des carcasses béantes et des ancres mouillées, des routes de requins, des bastingages rouillés, des caravanes de baleines, des rires d'espadon, des cortèges de raies, des clowns jaunes et noirs déguisés en poisson, des coraux, des vitraux, des éponges, des verts, des rouges, des bleus, des soles et des carrelets, et des sols carrelés, des poissons coffres, des bahuts par-dessus bord, des couloirs vers les pôles, des nouvelles du magma, des baudroies monstrueuses et des murènes tueuses. Des vagues avortées, des courroux refoulés, d'invisibles batailles, des lunes tombées du ciel, des soleils refroidis, des comètes belliqueuses, des miettes de météores, des squelettes d'esclaves qui dansent dans les algues, des anémones belles et méchantes, des haleines de poison, le "IC" de Titanic, l'âge du capitaine, des pépinières d'archipels, des gouffres sans fin sans fond, des montagnes bleues qui font quatre fois l'Everest, des poissons à lanterne qui errent le jour la nuit. Il y eut un iceberg.