Lundi 24 Octobre 2022
LA NUIT
La nuit, je chevauche les aurores. La lune, qui tire les ficelles avec son sourire de Joconde est sa reine de pique. La lune est aussi le soleil des loups. Sa lumière d'étoile morte en montrera bien assez sur ces bêtes qui effacent leur ombre et retroussent leurs flancs quand ils nous sentent. Nous sommes leur plus grande terreur mais c'est à celle-ci qu'ils doivent leur survie. La différence entre eux et nous ? Avec le loup, nous avons tissé des légendes, autant de prétextes pour supprimer le sauvage en nous et tirer gloire du courage qu'il y aurait à transformer l'animal en carpette. Le loup doit son salut et son territoire immense à son sens de l'observation des animaux malades, des enfants chétifs et des tartarins. Le loup vient de plus loin que la nuit et ne perd pas son temps à tirer gloire. On le croit en Italie, il est déjà en Normandie, prêt à traverser la Manche dans une auge de pierre. Quand il enfile son costume d'invisibilité, il est la nuit même, de celles qui ne laissent aucune chance au jour, ces nuits profondes comme la forêt. A durée égale, la nuit sera de plume ou de plomb. Elle sera de plume quand les mains de l'amant courent sur la soie de votre peau - à la recherche d'une source, ou quand le sommeil ne demande rien d'autre que lui-même. Pour ce qui est du plomb fondu, ces nuits où l'espoir monte à l'échafaud, je vous les laisse. Parce que là, les poètes me sauvent : "Même la nuit, les fleurs du camélia sont rouges » -Yvon Le Men - "Il y aurait donc, dans le plus noir des noirs, de la lumière à supposer" - Guillevic. « La nuit, la mer entre dans ma chambre avec des navires » - Yannis Ritsos -. La nuit autorise l'espoir et les grandes épopées.
Comment dire l'automne
Une lueur amortie sur un jour amputé, l'automne n'est pas un été blanc, une saison après l'autre, c'est ainsi que le monde tourne et aussi mon jardin où les anémones du Japon pleurent leurs pétales sous les arbres qui se déshabillent, c'est le jeu, la sève attend son heure, il y a un temps pour tout, pour la sève, pour le dégel, pour la fleur de cerisier, pour la tourbe qui confirme l'automne qui fait saigner rouge sang les feuilles des chênes d'Amérique.
Jeudi 08 Septembre 2022
Les humains ont toujours bâti des châteaux. A défaut de châteaux, des utopies où l'on vivrait en paix. Les utopies c'est comme l'amour et les forteresses, ça finit souvent dans l'huile bouillante, mais ces pointes de vent qui poussent nos esquifs sont vitales. L'humain est un enfant créatif. Qui n'a bâti un château sur le sable, pour le sauver des eaux - tout en le condamnant d'avance à la submersion. Chaque marée pointe immanquablement la vanité de la mission. Car la mer toujours recommencée n'est jamais repue. Les douves sont toujours à creuser plus profond, l'enceinte à consolider sans relâche. A l'étroit dans son carré de sable, l'enfant devenu adulte continue, et son jeu devient guerre. Ne pas s'effondrer, ne pas s'enliser, tenir, défendre la place forte. Bref, gagner. D'autres préfèrent les châteaux de cartes, ces tours de passe-passe, ces édifices arrogants sans épaisseur, que la brise, dans un petit rire, jette à terre. Mais l'être humain et ses entreprises étant des défis permanents à l'équilibre du monde, on ne doit pas s'en étonner.
En Espagne ou ailleurs, Il y a des châteaux à cent chambres, mais qu'en ferais-je ? A moins de se marier, de vivre heureux et d'avoir beaucoup d'enfants, le projet ne vaut pas un peso. Les fantômes toréent la nuit dans les couloirs, rendent la vie impossible aux chauve-souris, aux cousines grincheuses et aux courants d'air. Ils font aussi grincer les volets et dérèglent les boîtes à musique. C'est irritant. Mais surtout, j'ai une bonne raison pour laquelle je n'ai pas besoin de château en Espagne. Je l'ai eu, ce château. Une chambre sous un ciel andalou caressée de jasmin, avec un amour dedans. Une tourterelle sur le toit. Et un mulet qui passait en courbant la tête la porte de la maison voisine pour rejoindre chaque soir le patio, portant son cavalier, un vieux paysan argentin sec et silencieux. Un amour dans la chambre, disais-je, qui donnait à tout ce qu'il touchait goût de paradis, faisait pousser les ailes et les murs. Cette petite maison blanche d'Andalousie était mon château. Il était dans le village de M., j'y suis allée quinze fois. Puis un jour, l'amour s'est envolé et j'ai rebâti mon château plus loin. Bâtir des châteaux en Espagne est le propre de l'homme. Cela le pose pour quelque temps. Mais il ne devrait pas succomber à l'illusion : au fond, tous les châteaux, jusqu'aux plus imposantes forteresses, sont de sable.
Lundi 15 Août 2022
Au bar El Pichon (*), il y a un gros pigeon dans une toute petite cage. Celle-ci est si petite que l'oiseau tourne en rond. Le bar fait face à la placette rechaulée à chaque printemps à grands coups de brosse. Des petits barreaux parallèles qui se rejoignent au sommet : c'est le royaume d'el Pichon. Pour la voir, il faut lever les yeux : une courte ficelle retient la cage verte au plafond, elle est toujours dans l'ombre, sauf les jours de grand nettoyage, quand le patron ouvre les deux battants de la porte.
Pas de trains à prendre ni de bateaux à manquer. El Pichon voyage dans sa tête. Ses rêves sont nourris des récits des voyageurs de passage. Nombreux sont les fils du village partis aux antipodes, un jour où la misère suait plus qu'à l'ordinaire sur les paillasses. Pour les retrouvailles, Pedro sert du malaga pour délier les langues. De l'Asie, El pichon connaît les musiques, les rizières prises de houle, le soleil blanc qui fait mûrir les mangues. Il n'ignore rien de l'Afrique : ses lacs, ses trains, ses villes poussière. Il a un faible pour la rudesse joyeuse des peuples des sommets tibétains. Il sait qu'en Alaska, le froid est en hiver aussi mordant que les nuées de moustiques en été. S'il vous parlait de la Patagonie, il vous raconterait la légende du Grand Patagon, il a sa petite idée là-dessus.
L'oiseau se repaît de ces témoignages. Celui d'Ulmos par exemple, le fils de Rosita. A la nouvelle de son retour, et la grand-mère avait dit sous cape en regardant les jeunes filles de la maison : « tiens, l'hiver est fini ». Le beau gaillard avait abattu des arbres en Guinée, des fûts immenses qu'il fallait acheminer vers la côte. Sur le corps d'Ulmos, des cicatrices racontaient la morsure des sangsues. Au visage, une autre, que le jeune homme préférait taire. Du fond de sa cage verte, El Pichon ne perd pas le fil de ces récits. Sa tête de pigeon a ordonné des pages entières de bagarres, de vérités toutes crues et de mensonges de la même matière. De ces récits, il pourrait faire des atlas épais comme des édredons, retracer des épopées tordues comme le liseron.
Mais aujourd'hui, El Pichon se sent le coeur vaquant. Comme un moulin inutile, il broie du vide. Les rêves et les plumes ternissent. El Pichon rêve de grand air. Ce matin, il a tenté de déployer ses ailes à travers les barreaux verts. Il s'est immobilisé, les ailes ballantes. Parce qu'aujourd'hui, il sait que toute la beauté du monde se trouve à deux pas, dans la fraîcheur de l'eau de la fontaine et la douceur de l'aube qui surprend chaque jour le jasmin. Le miroir que Pedro a accroché la veille derrière le comptoir, lui a montré la place lumineuse et vivante. Mais en lui dévoilant la simplicité du mécanisme qui ferme la cage, le même miroir l'invite à déverrouiller sa prison et quitter enfin son théâtre d'ombre. Un coup de bec, et l'oiseau roucoule bientôt au sommet de la fontaine. MF
(*). Le bar « El Pichon », et le pigeon dans sa cage minuscule ont existé dans les années 80-90 dans le village de Monda, Andalousie. Le patron s'appelait effectivement Pedro.
Dimanche 03 Juillet 2022
Le temps passe, personne n'y échappe, nul n'en réchappe. C'est dire l'importance du sujet. Le temps est un sablier qui s'écoule. A la fin, on le retourne, encore et encore. Cette illusion de mouvement perpétuel nous fait croire qu'on peut miser sans fin. Mais le jeu n'est pas infini et ce n'est pas nous qui sifflons la fin de partie. Le sable qui coule, c'est la vie qui passe. Les grains de sable sont des secondes, des minutes, des années, des décennies. Les siècles ne sont pas pour nous, mais pour les montagnes, les tortues et les vieux chênes. Il n'y a pas plus bavard qu'un vieux chêne. Il a vu les loups faire meute contre la chair fraîche, le maître de marine choisir d'une main sûre les mâts de la Boussole de monsieur de Lapérouse en 1780, vu nos aïeux manger des glands à défaut d'autre chose, puis aiguiser leurs fourches pour percer les ventres pleins. 1788, la Boussole faisait naufrage. 1789, on coupait les têtes farinées. C'est comme cela que le temps coule, et avec lui, parfois, le sang. Le temps c'est de la vie vraie. J'ai vu un insecte dans un morceau d'ambre. Il prenait la pose dans cette résine fossile depuis des dizaines de milliers d'années, pauvre damné. Le temps fige pour une vaine postérité. La bête finira, au mieux, dans une boîte étiquetée au Musée d'histoire naturelle, près de la dent, grande comme deux mains, du mégatyranodon, et puis c'est à peu près tout. Et qu'en est-il de nos souvenirs ? Sont-ils condamnés à l'ambre eux aussi ? Je pense qu'ils font de la résistance, comme les poissons qui remontent le courant. A l'allusion d'une passion, revient en trombe la vérité du feu présent, jaillit la volupté des caresses et le rappel précis de cette faim amoureuse-là. Le temps, alors, sort de l'ambre.
Le temps passe. Je peux le regarder passer comme une vache dans son champ, broutant et ruminant, me dire que je n'ai pas ma place dans le train, que le billet est trop cher, que le train ne s'arrêtera pas dans ma gare. Mais cela n'empêche pas le train d'avancer, en faisant des étincelles sur les rails et en troublant le sommeil des riverains. Le temps juge. Pèse vos frustrations et vos joies aux moues et aux rides. Attend patiemment la fin du marché pour faire ses comptes et recenser les bêtes vendues. Le temps est un comptable froid : débit, vérité des prix, la maison ne fait pas crédit. Le temps finira par voler la pomme de votre visage, la noisette de vos yeux, l'élastique de vos pas.
Mais nous pouvons opposer à ce temps-là une autre logique comptable. Aux réserves physiques qu'il se plaît à grignoter, aux rides qu'il s'emploie à creuser, il ne peut s'en prendre à la sagesse, même infime - engrangée au fil des ans et des guerres, aux progrès de l'artiste qui remet chaque matin l'ouvrage sur le métier, à la joie de l'artisan qui discipline jour après jour la feuille d'or rebelle, et de tous les autres, et nous avec, qui faisons de notre mieux. Le temps est notre allié pour faire lever la pâte, transformer le blé en herbe en blé dur, réveiller le machaon émeraude de sa vilaine chrysalide. Le temps invite chaque saison à s'accomplir avant qu'elle ne saisisse la main de la suivante. C'est riche de la saison écoulée que je tends la mienne vers celle qui advient. MF
SEIN. OUESSANT. MOLÈNE. Embarquement différé. Moutons en furie dans le bassin n° 1. Celui qui dit qu'il n'y a plus de saison est invité à venir prendre un petit jus au port quand le suroît furoie, quans la tempête tempête. La vraie, celle qui fait valser les poubelles, bataille avec l'indéfrisable de tante Yvonne, abat les arbres sans tronçonneuse. Quand l'Abeille s'tire à Ouessant, l'beau temps fout l'camp. A Brest, on sait ça dans le ventre de sa mère. Quand le vaillant remorqueur monte au front en mer d'Iroise, hache la houle menu, prêt à sortir ses grappins pour sauver femmes, enfants, hommes et navires, c'est qu'il va y avoir du sport. Le zef, dans sa splendeur, fait bouillonner l'eau verte. L'écume volatile saupoudre les quais. C'est la vie de tempête. La vie contre vents et marées. Quand j'étais petite et que j'avais peur des fantômes, je murmurais pour me rassurer "et si c'était le vent ?" Aujourd'hui, je sais que ce vent-là chasse aussi les fantômes. Je le supporte, pour cette raison, un tout petit peu plus. Et si je ne le déteste pas totalement, c'est parce que le vent a des vertus démocratiques. Allez jouer les élégants avec des vents de 130 km à l'heure. Désossés, et, de toute façon, égarés les parapluies. Docker, consul, employé de sous-préfecture, cadre A, ouvrier du port, tous, enfilent le même vêtement sans forme, au col si possible relévé, et d'une couleur indéfinie que, par commodité, nous appellerons "cache-tempête". Ailleurs, en France, où on n'a pas la chance de prendre des coups de chien en plein museau, on lui donne le nom, beaucoup moins seyant, vous en conviendrez, de "cache-poussière". L'uniforme du Brestois n'est pas le pompon rouge, mais le cache-tempête. Le Brestois est un animal amphibie. MF
D'autres textes à suivre ici, et en onglet "textes".
Lundi 11 Avril 2022
Ce souvenir pourrait être conté en trois mots comme en mille. Il a fondé en moi des racines profondes. Dire la nature, c'est peu, et tout dire. "La nature est un ventre dans lequel on baigne », disait un auteur. Avec joie, désespérément, je me suis nourrie à cette matrice et continue de m'y abreuver. La nature a toujours ouvert des bras solides, cette force qui a mêlé sa sève à mon sang. Quand j'avais trois ans, chez ma grand-mère Marie, je grimpais dans le mimosa en fleurs et je m'y installais pour plusieurs heures. Ses branches étaient ma cabane, ses feuilles en étaient les murs, et les fleurs mes constellations sur fond de bleu froissé. Il me semblait en toucher le parfum de tout mon corps. Je regardais le ciel avancer comme la mer avec le chaloupement des branches. Il n'y avait rien alors de plus important à faire que de faire corps avec ce mimosa. Ce souvenir est sur ma peau comme un tatouage, et mes cinq sens en gardent une profonde gratitude, si ce n'est une raison de vivre. MF
Mercredi 15 Décembre 2021
La vie est une orange sur laquelle tu es assis. Qu'est ce que cela signifie ?
L'orange est un fruit doux-amer comme la vie. Comment la goûter si on n'en retire pas l'enveloppe. La vie est bien faite, elle s'offre à nous par tranche, à consommer et à vivre, l'une après l'autre. Certains passent leur vie sur l'orange, se contentant d'y tenir tant bien que mal, d'apprécier ou de maudire le vernis de sa peau. Une peau, il est vrai, difficile à inciser. D'autres, à la loterie de la vie, héritent d'oranges sans jus, ou seulement des pépins. Ils n'ont alors d'autre choix que de faire avec ce qu'ils ont et de mettre les pépins en terre. Chacun devant faire sa propre expérience, le père n'en a rien dit au fils.
MF